8h45
Il est 8h45. Je suis dans un train. Bercée par le roulis et une chaude lumière, je sens que la torpeur me gagne. Je pars, enfin. J’ai tellement rêvé de fiche le camp. Quitter l’appart qui sent le tabac froid. Direction Irun ! Un nom porteur de promesses ! Promesse d’une vie meilleure, plus drôle, plus légère. Promesse d’une vie loin de lui.
Je commence à avoir chaud. Le chauffage est en marche dans le wagon. Va falloir que j’ôte mon blouson ou mon voisin va sentir un peu trop mon odeur corporelle. Zip. La fermeture glisse plus vite que ce que je pensais. Je me contorsionne sans grâce pour enlever mon épaisseur. Je sens que je respire mieux. Je plie délicatement mon blouson sur mes genoux. Je prends le temps de le faire. Je gagne des secondes sur la réalité.
Le train ralentit. Il va s’arrêter. Déjà. C’est le début d’une série de stops dans toute la France avant d’entrer en Espagne. Je vais avoir droit au grand tour. La classe.
« Charlie… ? » On dirait la voix de Freddy, mon voisin de palier. Je ne veux pas le regarder. Non, pas maintenant. C’est trop tôt. Ou trop tard. Je pose mon front contre la vitre. La lumière a disparu. Elle est froide. Mes yeux se plissent. J’ai mal. Ma gorge me fait mal. Je sens que l’horizon se fait plus petit. Le train s’arrête. Je n’entends plus rien. Ça bourdonne dans mon cœur et dans mes oreilles. Je vois des bâtiments blancs. Un peu sales. Pas bien frais. Je pense à Irun, à la cousine de Freddy qui doit venir me récupérer à la gare. Je l’imagine blonde décolorée avec un piercing dans le nez. On aurait pu aller à la plage et faire la tournée des bars sympas ensemble. Même si j’ai pas l’âge. En Espagne, c’est possible.
Une main se pose doucement sur mon épaule. Je gémis. Je ne veux pas bouger. Je ne peux pas. Je ne veux pas descendre de ce train. De ce putain de train qui doit m’emmener loin, m’arracher à ma vie minable. « Viens, je vais t’aider. » Freddy attache ses cheveux longs pour mieux m’attraper. Il a toujours des mèches devant les yeux. Ça empêche les autres de le voir vraiment. Je crois qu’il aime se cacher. Comme moi. Toute seule, je n’arrive pas à bouger. J’ai trop mal. Chaque mouvement me fait hurler à l’intérieur. Mon corps est brisé et me crie désespérément de m’enfuir.
Je commence à sangloter alors que je renonce au voyage. Encore une fois. Je regarde le train repartir sans moi. Je le vois qui s’éloigne, long serpent scintillant entre les champs de maïs et les villages avec de vraies couleurs. Je vois la cousine de Freddy sur le quai à Irun. Elle a fait une pancarte avec mon nom et des cœurs dessus. Ça brille. Elle a mis des paillettes. Je la vois qui tend le cou, qui se hisse sur la pointe des pieds – il paraît que les espagnoles sont petites – , je la vois qui ouvre grands les yeux pour ne pas me rater. Je la vois qui attend, longtemps. Je ne descendrai pas du train car je n’ai jamais pris ce putain de train du bonheur.
Il est 9h08. Je suis devant l’hôpital des enfants malades. Celui des enfants battus n’existe pas. C’est trop laid. Ça ferait tache sur une enseigne.
Il est 9h09. Le train pour Irun de 9h02 n’existe pas. Il part à 22h10. La vieille bagnole de Charlie qui m’a encore une fois sauvé du pire, oui. Elle n’a pas une odeur de vieux cuir ni de jambon mais de sang et de morve.
Il est 9h10. Terminus, tout le monde descend ! Freddy me prend dans ses bras et me dépose sur un brancard. Le ciel est gris, j’entends des sirènes. Pas celles du beau voyage.
Il est 9h11. C’est pas comme ça que j’imaginais l’Espagne.