Si j’avais su, …
C’est le matin, j’en suis sûr. J’entends Teddy grogner dans son lit. Il n’a jamais envie de se lever, Teddy. Surtout en semaine. Il faut dire que l’école ça n’a pas l’air très réjouissant tous les jours. Enfin, pour ce que j’en sais. Maman arrive. J’entends ses pas dans l’escalier. Elle a une jambe qui traîne un peu. Ce doit être sa sciatique qui la gêne. Elle a mis ses pantoufles pour ne pas faire de bruit, ne pas réveiller ses petits avant l’heure. Je l’entends qui parle avec papa. Ils chuchotent. Papa va partir au travail et ils doivent se donner les dernières recommandations pour la journée. Ça y est, ils s’embrassent. Un baiser sonore comparé aux voix étouffées. « L’amour est plus fort ! » comme dirait l’autre. Papa descend l’escalier. Il semble gai aujourd’hui, son pas est léger. Hier, il avait l’esprit plus lourd. On sentait qu’il ne voulait pas y aller, au travail. Sûrement quelque chose qui le tracassait. Teddy vient de se retourner dans son lit, j’ai entendu le sommier gémir un peu. C’est qu’il grandit notre Teddy. Bientôt, on ne pourra plus le suivre. La porte de la chambre grince, elle s’entrebâille. La voix de maman, douce, chaude, appelle : « Mon amour, c’est l’heure… » Puis elle entre dans la pièce, s’approche à pas feutrés du lit. Le sommier gémit encore. Elle vient de s’asseoir. J’imagine qu’elle passe une main dans les cheveux de Teddy, lui frotte doucement le dos. Je ne vois rien, il fait encore noir. Mon Teddy râle un peu mais je le soupçonne d’agir ainsi pour gagner quelques secondes de « petit garçon qui grandit » dans les bras de Maman, dans ses câlins et ses mots rassurants. « Allez mon grand, il faut se lever. Je t’ai préparé le petit déjeuner dans la cuisine. Il y a de la brioche. » Je souris car je devine le bond de gredin que Teddy a dû faire à cet instant précis. Je ne me suis pas trompé. « De la brioche ! » Le sourire est large, éclatant, vivant. Je le sens. Le rire cristallin de Maman résonne dans la chambre. J’adore son rire. Il réchaufferait la banquise et redonnerait ses couleurs à n’importe quel arbre en plein hiver. Le lit crie un peu. Son locataire vient de s’en extirper avec la vigueur des enfants de son âge et cela lui a fait mal. Les petits pieds qui se précipitent hors de la chambre dévalent les marches du grand escalier en bois. J’entends le bruit d’une chaise que l’on tire en bas, du lait qui coule dans un bol et le « ah ! » de contentement de Teddy en croquant à pleines dents dans la brioche. Maman soupire. Comme pour se donner de l’énergie, recharger les batteries. Elle doit être fatiguée mais heureuse ce matin. Depuis le temps, je commence à décoder ses soupirs. Il y a celui rempli d’avertissements et de colère contenue « Surtout aujourd’hui, ne me cherchez pas ! », cet autre qui supplie « Mais quand cela va-t-il s’arrêter ? », celui qui déborde de bonne humeur, celui qui se fait la voix d’un agacement profond, et celui de ce matin. La voilà qui se lève à son tour, ouvre l’armoire, puis les tiroirs, tout cela presque en même temps. Ses gestes sont assurés, automatiques. Elle est encore plus belle dans la lumière Maman. Elle chantonne doucement. Elle aime ça. C’est une habitude qu’elle a. Parfois, elle se balance aussi d’un pied sur l’autre pour accompagner la mélodie, marquer le tempo. Ses mains courent sur les T-shirt de Teddy. Lequel va être l’élu du jour ? Je les entends déjà ces snobinards ! Toujours à se battre pour être choisis, pour être mis en avant. Ils pensent qu’ils sont les plus beaux, les plus importants car on les voit. Ils ont même ouvert un club il y a peu : le club des Fondamentaux. Si ce n’est pas de la pédanterie, je ne sais pas ce que c’est ! On dirait que c’est le T-shirt vert avec une grosse orange qui va accompagner Teddy à l’école. Regardez-le comme il est fier ! C’est sûr, il a joué des coudes ! Moi aussi, je peux le faire ! Enfin… presque…
Tiens, le téléphone sonne. Maman lâche le fier-à-manches et court vers l’appareil. Elle ne doit pas vouloir que la sonnerie réveille la petite Sonia. Elle dort dans la pièce à côté. Elle a encore le temps pour l’école. Qu’elle en profite. Elle a l’air mignon cette petite. Il faudra que je demande à mes copines comment se passent les journées avec elle. « Allô ?..Ah, c’est toi Karine ! » Karine, c’est la meilleure copine de Maman. Elle est souvent venue garder Teddy à la maison. Surtout quand Maman travaillait à l’étranger. Karine le préparait pour l’école, lui faisait à manger. C’était avant la naissance de Sonia. Elle est gentille Karine, mais moins marrante que Maman. Et elle ne chante pas. Teddy remonte. Il mastique encore les restes de sa brioche. Il a de la confiture autour de la bouche. Beurk ! Ce doit être tout collant ! Ses mains aussi peut-être. J’ai horreur de ça ! Pourvu qu’il aille se laver les mains avant de venir me voir. Il préfère attraper ses voitures. Les pauvres. Je crois qu’elles n’aiment pas non plus les mains sucrées. Je l’entends qui construit un parcours pour ses bolides. Il a même sorti le garage. Il adore inventer des histoires de courses-poursuite mon Teddy. Ça roule, ça monte, ça glisse et ça bruite dans tous les sens et sur tous les tons. Je rigole, je vis par procuration les intrigues pour quatre roues imaginées par Teddy. Soudain, Maman crie à sa copine qu’il est déjà sept heures et quart et qu’ils vont être en retard. Elle raccroche précipitamment et déboule dans la chambre de Teddy. « Habille-toi, vite ! Sophie va arriver pour t’emmener à l’école ! » Je sens toute la détresse de la mère de famille qui s’est encore une fois laissée distraire de sa routine matinale qu’elle souhaite pourtant bien rôdée. Eh oui, courir après le temps est un dur labeur. Il faudrait d’ailleurs songer à l’inscrire sur la liste des disciplines olympiques. J’en connais plus d’une qui mériterait le titre. Teddy ne veut pas lâcher ses jouets. Allez mon grand, sois gentil et écoute ta mère. « S’il te plaît Teddy, je n’ai pas le temps de discuter. Vite ! » Tu vois ? Ecoute-la, avant qu’elle ne s’énerve pour de bon. Teddy envoie valser les voitures dans leur boîte de rangement, bing, bang, bong, et enlève son pyjama pendant que Maman lui tend ses affaires. Il refuse catégoriquement la grosse orange. Ô joie, Ô bonheur, Ô comble de la félicité pour moi ! Je sais, c’est un peu bas et veule comme comportement, mais ô combien réjouissant ! Comme il est déjà tard, Maman ne veut même pas chercher à le raisonner et attrape un autre T-Shirt, celui de Superman. Encore un qui se la raconte. Cette fois, Teddy acquiesce et l’enfile vite fait bien fait. Puis, c’est au tour du pantalon et des chaussettes. Je n’ai même pas le temps de dire au revoir qu’il est déjà dans les escaliers avec maman pour apporter les dernières touches à sa tenue, vérifier le cartable et tout de même arranger quelques mèches de cheveux. « Et les dents Maman ? Je ne me suis pas lavé les dents ! » Maman râle. « Ah, bon, ben ce sera pour ce soir ! Pas le temps ! » Et c’est vrai. La sonnerie de la porte d’entrée retentit, tel le gong annonçant la fin du jeu. Il est sept heures vingt-deux précises. Avec la régularité d’un métronome monomaniaque, la porte s’ouvre sur Sophie, qui, je le sais, est toujours fraîche comme un gardon, tirée à quatre épingles et prête à affronter chaque nouvelle journée avec « la patate ». Maman l’appelle Wonder Patate. Ou « Wonder Poulain », en référence à une certaine Amélie que je ne connais pas. Je crois déceler une forme d’ironie nichée dans ces surnoms. Je les entends qui échangent les salutations habituelles. Les enfants de Sophie s’impatientent dans la voiture. Ils crient tout le temps j’ai l’impression. Enfin, non, pardon, ils s’expriment. Encore quelques mots, un baiser claqué sur la joue, la porte qu’on rabat et d’un coup, le silence. Maman soupire à nouveau. D’aise cette fois. Comme pour dire, « victoire j’y suis arrivée alors que ce n’était pas gagné ! ». Elle savoure le calme de la maison avant de se remettre en mouvement pour ranger des chaussures qui veulent se faire la malle, reposer dans la bibliothèque du salon un livre abandonné sur le canapé. Les mots ont toujours envie de s’évader, c’est plus fort qu’eux. Elle va maintenant s’attaquer à la vaisselle du petit déjeuner. Le bruit clair des bols et des verres qui s’entrechoquent bercent en général le début de la journée, une fois Teddy envolé pour l’école. Maman rassemble la vaisselle, organise son plan de travail puis ouvre le robinet. L’eau s’en échappe alors, rugissante, délivrée après des heures reclus dans la tuyauterie. C’est la fête ! C’est l’heure des grands ébats dans l’évier ! Je l’avoue, j’en suis parfois un peu jaloux. Me concernant, on ne m’attend jamais avec autant d’impatience et d’enthousiasme quand il faut passer au bain. Tout est plus…mécanique. Moins sentimental. Dénué de poésie. Et quoiqu’en dise les gens, nous aimons la poésie.
Le silence, à nouveau. Maman a fini. Elle va vérifier si Sonia dort toujours. Pas un bruit, j’en conclus que oui. Des bruits dans la chambre en face de celle de Teddy me font comprendre que Maman fait sa toilette. Les rayons du soleil chauffent la chambre, s’infiltrent jusqu’à moi. Le sommeil me guette. Je sens que la journée sera douillette. Soudain, un cri. De rage. D’impuissance. Je ne comprends pas bien. Un objet qui tombe par terre, des portes ouvertes puis refermées avec fracas. Des pieds qui se prennent dans les fauteuils. Il faut dire qu’ils se trouvent toujours sur le passage ceux-là. A croire qu’ils le font exprès. Maman surgit de sa chambre, entre en courant dans celle de Sonia, qui réveillée par surprise, se met à pleurer à chaudes larmes. « C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! » répète Maman, que je sens envahie par une colère noire. Elle essaye de rassurer Sonia mais la petite ne doit pas la sentir très convaincue car elle redouble ses pleurs. Maman ressort de la pièce avec Sonia dans un bras et le porte-bébé dans l’autre, pose Sonia sur le lit de Teddy, enfile le porte-bébé, positionne Sonia à l’intérieur et clipse le tout en 30 secondes chrono. Après cet exploit, Maman s’approche de l’armoire et je vois ses mains plonger vers moi. J’aurais bien voulu rester au chaud aujourd’hui mais il semblerait que lézarder ne soit pas au programme. Je me sens soulevé, puis serré très fort. Maman continue de marmonner des choses inintelligibles pendant qu’elle descend les escaliers. J’ai cependant pu remarquer qu’elle a mal boutonné sa chemise et qu’elle a un petit truc pas très glamour coincé au coin de son œil gauche. Ça risque de faire un peu négligé, où qu’elle aille. Vite, elle enfile ses tennis, embarque son sac à main et sort de la maison. Au moment de claquer la porte, elle s’aperçoit qu’elle a oublié quelque chose. Les clés sans doute ! Elle peste encore, revient sur ses pas, arrache presque les clés de la serrure de la porte que j’entends hurler de douleur. Cette fois, c’est bon. Elle ferme à double tour et court vers l’arrêt de bus le plus proche. L’attente semble interminable. Et moi, j’ai froid. Dans sa précipitation, Maman ne m’a pas rangé. Ni dans son sac ni ailleurs. Je suis toujours dans sa main. Je dépasse. Et j’ai froid. Les passants nous regardent d’un drôle d’air. Certains saluent Maman avec un sourire en coin. Le bus arrive. Il s’arrête dans un grand Pshiiittt. Maman bondit vers lui et s’engouffre à l’intérieur. « Ticket, s’il vous plaît. » Maman se fige, regarde le chauffeur. Son poing dans lequel elle me serre toujours, est levé. Elle ne dit rien. Je la sens essoufflée, énervée. L’homme derrière le volant, quelque peu interloqué par l’attitude de cette étrange passagère , il faut l’admettre, reprend ses esprits et lui redemande son ticket. « Ticket. Ticket, oui, bien sûr. Eh merde ! j’ai oublié ma carte de bus ! Je suis désolée, je peux vous montrer ma carte plus tard, il faut vraiment que j’aille à l’école ? ! » Le regard implorant, Maman bat de tous ses cils très longs pour attendrir le chauffeur. Celui-ci regarde Maman, et son regard va des cils de Maman à moi, enfin, à son poing où je me trouve – je commence à me sentir de plus en plus à l’étroit d’ailleurs. Il sourit. Je crois même qu’il étouffe un rire. « D’accord. C’est bon Madame, c’est bien parce que je vous connais. » Maman, soulagée, va s’asseoir sur le premier siège qu’elle rencontre. Sa voisine, quelque peu inquiète la regarde de travers, prudente. Maman se tourne vers elle, me brandit sous son nez et s’exclame : « Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire, je vous jure ! » Puis, elle rit. Comme ça, brusquement. Elle ne peut plus s’arrêter de rire. Si je ne la connaissais pas, je la croirais folle. Elle pleure, tellement elle rit. Sonia, elle, s’est rendormie. Béate. Après quelques minutes, Maman se calme et essuie ses yeux…avec moi ! Ah, non ! Pourtant, elle sait comme je déteste être mouillé. Notre boulot est déjà bien assez difficile comme ça, n’en rajoutons pas ! Evidemment, elle ne m’entend pas ou fait la sourde oreille. Le résultat est le même : je suis moite. Les autres voyageurs continuent de la dévisager mais Maman s’en moque. Je suis maintenant plaqué sur son front. Les gouttes de sueur me saluent. Il ne manquait plus qu’elles. Je fulmine. J’essaie de me dégager, de me glisser hors de cette main. En vain. J’accepte donc mon sort. Quelques secondes de sourde résignation passent. Je réalise alors que je suis dehors, que je suis en ville et que je la vois. Pour une fois. Quelle merveilleuse expérience ! Je peux mettre un visage, une forme sur ce que je ne pouvais qu’entendre et imaginer jusqu’à lors. Le gris du bitume, les façades des immeubles, les enseignes des magasins, l’écharpe rose de la petite fille qui habite près de chez le boulanger avec qui Teddy joue souvent le samedi. Elle est dehors, elle me regarde. Ses yeux brillent. Tout défile très vite car le bus accélère. Il passe le parc des Oiseaux de Paradis, contourne un grand bâtiment avec une drôle de croix en haut. Ce doit être l’église dont Papa parle souvent à la maison. C’est vrai qu’elle est austère. Je remarque que les arbres ont perdu leurs feuilles. Les rares encore accrochées dansent timidement avec le vent un tango rondement mené. Oh, un chat sur le rebord de la fenêtre ! C’est donc ça, un chat ! Incroyable ! Que de poils ! Et ces yeux ! Mais voilà que le bus s’arrête. Maman et moi descendons, laissant derrière nous plusieurs passagers goguenards. Je suis certain qu’ils doivent essayer de trouver ce qui a bien pu se passer dans la vie de Maman ce matin. Je vois le policier qui fait traverser les enfants devant l’école. Il est encore là. Je sais que c’est lui car je reconnais sa voix. Il parle avec une passante qui s’est perdue. Il ne fait pas si peur. Il faudra que je trouve un moyen de le dire à Teddy, cela m’évitera quelques déconvenues. Nous traversons au pas de course. La grille de l’école est fermée. Maman sonne. Rien. Personne. Elle sonne encore une fois. Bingo ! Une dame un peu âgée sort du bâtiment que je découvre coloré avec une énorme fresque remplie de bateaux à voiles sur les murs. Elle plisse les yeux pour voir qui peut appeler puis s’avance. Maman fait de grands gestes, m’agite désespérément. La dame, qui doit être la concierge, écarquille les yeux et crie à Maman qu’elle patiente, que le Directeur va arriver. Maman trépigne, tente d’expliquer, rien n’y fait. La concierge est retournée dans sa tanière. Un monsieur moustachu sort à son tour et arrive en trottinant jusqu’à nous. Il reconnaît Maman, semble comprendre ce qu’elle tente de lui dire. Il rit. Un rire franc et chaleureux. Il veut m’attraper mais Maman tient à moi. Elle ne veut pas me laisser entre toutes les mains. Elle veut me remettre en mains propres à Teddy. Teddy, qui soit dit en passant les a rarement propres, les mains. Le Directeur, car c’est bien lui, finit par accepter, l’air toutefois un peu confus. Maman file à l’étage où se trouve la classe de mon Teddy, cherche le numéro de la salle, reconnaît le manteau de son fils, arrête sa course. J’entends la maîtresse parler à l’intérieur. Maman se racle la gorge, soupire, pour rassembler ses multiples esprits, puis frappe à la porte. Pour être plus précis, elle me cogne contre la porte. « Entrez ! » dit la maîtresse. Maman pousse sur la poignée, ouvre. Je vois alors une vingtaine de tête se tourner vers nous et nous dévisager. Les yeux se fixent presque immédiatement sur moi qui ai réussi à m’échapper un peu et pendouille lamentablement de la main de Maman. Je repère Teddy assez vite et vois qu’il pique un fard avant de piquer du nez. Je suis déçu, je pensais qu’il serait plus heureux de me retrouver ! « Teddy, mon amour, tu es parti trop vite ce matin… tu as oublié ton slip rouge! » claironne Maman, fière d’avoir rapporté la pièce manquante à son rejeton. Teddy , aussi cramoisi que moi, enfonce la tête dans ses épaules pendant que tous ses camarades éclatent de rire. Même la maîtresse a du mal à se contenir. « Teddy !, appelle Maman. Viens le chercher, dépêche-toi. Je dois rentrer maintenant pour m’occuper de Sonia. » Sonia, indifférente à la tragédie sociale qui se joue, ronfle. Teddy « pieds d’enclume » se lève péniblement et se traîne jusqu’à moi, la tête basse. Il ne me lance pas même un regard, m’arrache violemment à Maman et une fois revenu à sa place, me jette froidement au fond de son cartable. L’ingrat, il sait pourtant que j’ai peur du noir.